Carnet de voyage
CAMBRIDGE, MAI-JUIN 1886.
Cambridge s'élève en pays plat sur les rives de la Cam : le chemin de fer l'approche de loin, avec respect, comme pour ne pas la déflorer, et aucun nuage de charbon n'en obscurcit l'atmosphère. La statistique lui reconnait une population aussi nombreuse que celle d'Oxford, mais le visiteur lui trouve une apparence plus resserrée, des rues plus étroites, un parfum plus patriarcal. (…) Ses monuments, au lieu d'être disséminés dans la ville, se sont réunis comme pour être mieux admirés, et ils ont formé une surprenante avant-garde dont l'apparition subite arrache aux arrivants une exclamation enthousiaste. C'est King's College, aux clochetons à jour, puis le palais sénatorial et les bâtiments du Caïus et Gonville, qui se montrent ainsi à un détour du chemin ; d'autres collèges suivent, ouvrant sur la rue leurs cours majestueuses et, de l'autre côté, donnant sur les parcs au milieu desquels circule la rivière. Le meilleur moyen d'apprécier ce qu'on appelle ici : The backs of the colleges (oh! shocking), c'est encore de monter soi-même une de ces séduisantes petites périssoires aux coussins confortables et de suivre le fil de l'eau entre les rives gazonnées; on voit venir à soi, à travers les vieux arbres séculaires, la monumentale façade de Saint-John; la rivière en baigne les murs et passe sous un « pont des soupirs » délicieusement sculpté et percé de fenêtres grillées. Puis l'on sort de la ville, et la Cam s'élargit en fuyant vers la droite: un barrage vous arrête; au delà, c'est la navigation sérieuse, c'est le domaine des eight-oars. Dans l'autre sens, le paysage est plus verdoyant; les ponts se succèdent couverts de lierre et de glycine; des petits canaux transversaux se perdent sous le feuillage; à l'entrée de l'un d'eux, un canoteur aimable m'informe que je vais à un marécage près duquel on ne tourne pas sans difficulté.
- You are a stranger in Cambridge?
- Not only in Cambridge but in England.
- German, perhaps?
- Frenchman.
- Frenchman, oh! !
Et, levant son chapeau avec un demi-sourire de courtoisie, il me dit :
— Vive la république !
Je réponds :
God save the Queen!
Et nous nous séparons. (…)Vers le soir, les rues s'animent: c'est d'abord, à six heures et demie, le flot des étudiants qui rentrent s'habiller; la plupart reviennent du tennis en vrais costumes d'arlequin : pantalons de flanelle blanche, vestes de même étoffe, rayée en couleurs écla-tantes, chapeaux de paille à rubans assortis; ils marchent sans bruit, avec leurs souliers de caoutchoue, s'appellent, flânent, entrent dans les boutiques. D'autres, par escouades, débouchent dans une direction opposée: ce sont les oarsmen !, en assez piteux état, ceux-là, tout en nage, avec des vêtements de travail, tachés d'eau; ils n'ont de propre que la veste blanche galonnée aux couleurs du collège, avec l'écusson brodé sur la poche. Tous les équipages sont là : il y a le croissant noir de Trinity Hall, le lion bleu d'Emmanuel College et les trois roses de King's.