Carnet de voyage
Pour la première fois depuis sept ans les anglais ont retrouvé sur leurs plages les « usines à vacances »
Rester à Londres, pendant le mois d’août, c’est, pour un Anglais, une chose aussi difficile à supporter que l’absence de bacon au breakfast ou la suppression des bookmakers aux courses de Newmarket. Avec le blitzkrieg et les sous-marins de Doenitz, le manque de vacances restera l’un des plus mauvais souvenirs de la guerre. C’est peut-être ce qui explique le mieux les vagues d’assaut que des bataillons de Londoniens lancent depuis quelques jours sur Victoria Station, plaque tournante des départs vers les grasses prairies du Surrey et les falaises crayeuses de la mer du Nord.
Jamais depuis sept ans, les gares de la capitale britannique n’ont connu une telle affluence. Des dizaines de milliers de Smith ou de Sullivan ont passé des nuits à la belle étoile pour obtenir un billet de chemin de fer. Les compagnies ferroviaires ont mis en service, pour ce premier été de paix, deux mille quatre cents trains spéciaux à destination des stations balnéaires les plus fréquentées : Blackpool, Southend, Brigthon et Margate. (…)Brighton reste la plage la plus populaire d’Angleterre. On estimatrice avant guerre que deux millions de gens venaient y passer une moyenne de dix jours chacun pendant la saison. Mais, cette année, le record sera battu: la plage a été rouverte le 1er juin. Depuis le mois de mai 1940, elle était considérée comme zone militaire, et il fallait avoir des raisons spéciales et un laissez-passer délivré par le War Office pour s’y rendre. (...)
Brighton ressemblerait à n’importe qu’elle plage du monde si elle n’avait pas jetée. Pour les Anglais, la jetée de Brighton est presque aussi célèbre que la colonne de Trafalguar Square ou la Tour de Londres. Et ils l’assimileraient volontiers à une des huit merveilles du monde si celles-ci n’étaient pas déjà soigneusement cataloguées. La jetée de Brighton tient à la fois de la kermesse et du dancing. On y trouve des concerts en plein air, des manèges, des loteries, un cinéma et bien entendu, l’inévitable salle de jeux. Il faut payer trois pences pour avoir le droit de pénétrer sur la jetée, et chaque jour, cinq mille personnes acquittent sans sourciller cette redevance pour pouvoir humer l’air fameux qu’un célèbre humoriste anglais a défini un jour comme étant « le seul valant la peine d’être reniflé ». Les employés de banque qui viennent passer à Brighton leur congé annuel en famille se donnent ainsi, pour quelques francs, l’illusion d’un voyage en mer, sans risques de nausée et sans trop s’éloigner de leur pension de famille.
La jetée mesure 570 mètres. Au cours d’une attaque aérienne, une bombe ennemie a fait un trou de 40 mètre dans son plancher. Elle est aujourd’hui en partie réparée. 500 plombiers, charpentiers et peintres sont chargés de lui redonner sa physionomie d’avant guerre. Un scaphandrier a pour mission de descendre chaque jour au fond de la mer pour vérifier les 400 pilotis et les 5000 traverses qui la soutiennent. Comme la vibration continuelle occasionnée par les pas des promeneurs peut occasionner à la longue des dégâts, il est l’homme le plus occupé de Brighton.
Cette année, les hôtels de la ville sont débordés et manquent de personnel. En une heure, cinq cents femmes de chambre pourraient facilement trouver une bonne place. Les estivants en sont réduits à faire eux-mêmes leur lit, leur lessive, et à aller chercher eux-mêmes leur petit déjeuner à la cuisine. (…)
Ce véritable engouement pour les premières vacances de paix a rendu désertes les rues de Londres. On estime, en effet, à près de deux millions le nombre de citadins qui sont partis vers les plages du littoral. Tandis que seulement 30.000 étrangers et provinciaux sont venus passer leurs vacances dans la capitale anglaise, où les hôtels ont diminué leurs tarifs.