Carnet de voyage
Napoléon III en Angleterre.
La Liberté a reçu la lettre suivante de Torquay, séjour d’hiver de l’empereur Napoléon en Angleterre :
Torquay, 20 septembre
Il faut avouer que, même pour ceux qui déteste l’Angleterre, la ville de Torquay ne peuvent manquer de paraître vraiment ravissantes. Il y a quelques chose d’essentiellement doux dans le climat, dans ces petites montagnes couvertes de riche verdure, et même jusque dans les rochers qui courent le long de la côte. Garanti, par ces montagnes, des vents d’ouest, et ouvert aux brises humides de l’Océan, Torquay est devenu depuis des années une station d’hiver des plus fashionables. La saison y commence généralement au mois de novembre et dure jusqu’en mars. Mais le fait que l’empereur Napoléon et la grande-duchesse Marie de Russie y ont établi leur séjour depuis le mois de septembre a déjà assemblé une grande foule dans cette petite retraite aquatique.
Napoléon III est logé dans un hôtel appelé Hôtel Impérial, dont la construction n’est pas achevée. Les maçons et les charpentiers travaillent encore sur le toit qui abrite l’empereur; ils se dépêchent de tout terminer pour le mois de novembre, alors que la saison régulière commencera. M.Pietri étant parti pour Paris et de là en Corse, le compte Clary remplit ses fonctions. Il y a en outre, autour de l’ex-souverain, MM. Joachim Murat, de Pierrefonds, Davilliers, et Conneau père et fils. Ensuite le fidèle Félix et cinq domestiques, dont un seul garde la livrée de la maison de l’empereur, et joue le rôle de sentinelle et de valet de pied. Il est toujours assis au fond du couloir, et lit invariablement la Constitution ou le Siècle; il reçoit les cartes des visiteurs. La société occupe en tout quinze chambres, maîtres comme valets. Elle ne se montre pas dans les salons, ce qui n’empêche pas que l’hôtel est rempli à un tel point que même à des prix princiers personne n’y pourrait trouver un gîte.
Les Anglais, malgré tout leur réputation de peuple libre, ont un culte invincible pour tout ce qui est tête couronnée, quand même la couronne n’est plus portée. Aussi les prix de l’Impérial-Hôtel sont plus qu’exorbitants depuis que Napoléon III y est, ce qui n’empêche pas que les braves John Bull y viennent avec leurs femmes et leurs filles, et se pressent en masse pour venir loger sous la même cuisine avec le ci-devant souverain de la France.
A table d’hôte, en se rencontrant, et avant même de se dire bonjour, les Anglais se demandent :
- Combien de fois avez-vous rencontré l’empereur ?
- Je l’ai vu trois fois
- Moi je l’ai rencontré au moment où il se mouchait.
Et puis vous entendez dire qu’on l’a rencontré avec le prince Mariette (lisez Murat).A l’entrée de l’hôtel, il y a toujours foule. Ce sont les habitant de la ville et les voyageurs résidant dans d’autres hôtels qui viennent saisir l’occasion d’apercevoir l’empereur au moment où il sort, soit pour la promenade, soit pour se baigner. Ils attendent parfois des journées entières pour ne voir que le prince impérial, qui s’est rétabli d’une façon remarquable depuis son séjour à Torquay. Des fleurs, des fruits et la fameuse crème du Devonshire sont envoyés journellement à l’empereur et à son fils par les aimables ladies des environs. Plusieurs yachts, mouillés dans la jolie baie de Torquay, sont à la disposition de l’empereur, qui en a usé samedi dernier; il s’est promené plusieurs heures sur le cutter charmant le Dioné. Ces excursions maritimes et l’air de Torquay (dit le Nice anglais) paraissent influer aussi bien sur l’empereur que sur son fils. Napoléon prend de l’embonpoint et semble d’autant mieux portant qu’il a renoncé à cirer ses moustaches, qui se rallient à sa barbe et lui donnent un air de vieux troupier en retraite qui mange largement sa pension. (…)