LA GUERRE

Une lettre de l’envoyé special de « L’éclair » : les ouvrages de defense de l’ile de Key-West

Key-West, le 6 juin.

J'ai pu reprendre la promenade si tragiquement interrompue l'autre jour et dois reconnaître que je n'ai plus été inquiété. Plus je réfléchis et observe ce qui passe autour de moi et moins je m'explique comment le capitaine Merril a eu la naïveté de penser qu’il avait mis la main sur des espions espagnols. Indépendamment des preuves évidentes du contraire qui auraient dû lui ouvrir les yeux, il aurait pu se dire que la présence d'un espion à Key-West est parfaitement superflue et sans aucune valeur.

Malgré que Key-West soit la base des opérations de la flotte américaine dans la guerre actuelle, je me demande ce qu’un espion pourrait faire ici. Dans cet ilot, dont les communications avec le continent sont peu faciles, on n'est que très imparfaitement renseigné au sujet de ce qui se passe sur le théâtre de le guerre. L'unique journal qui se publie ici, le « Key-West Herald », est une feuille de chou qui ne peut pas, comme on le pense bien, se payer de bons correspondants. Aussi faut-il voir le ragout qu'il sert chaque jour à ses lecteurs. Quant à communiquer avec les marins des vaisseaux de guerre qui viennent périodiquement se ravitailler de charbon et de vivres, et apprendre quelque chose par eux, il n'y faut point songer. Défense formelle leur est faite de descendre à terre. Au reste que pourraient-ils apprendre d’important ?

Je suppose que le capitaine Merril ne s’imaginait pas que je voulais prendre les plans des fortifications de l’île. La moitié des Espagnols de Cuba connaissent Key-West comme leur poche et si le maréchal Blauco avait voulu être renseigné en admettant qu’il ne le fût pas, il n'aurait eu que l'embarras du choix sans être obligé de recourir à des espions. Au reste, tout le monde sait que Key-West est complètement à l'abri d'une attaque, non pas à cause de ses fortifications, mais de sa situation naturelle. Les récifs qui l'entourent, comme autant de sentinelles avancées, forment une barrière infranchissable aux vaisseaux ennemis. Avec quelques mines marines dans la passe qui donne accès au port, Key-West est absolument garanti.

C'est ce qui me permet de donner plus librement mon opinion sur les fortifications de l’île, sans crainte de commettre aucune indiscrétion et de porter préjudice aux Américains.

Les ouvrages de défense de Kev-West ne sont pas sérieux. Je ne parle que pour mémoire des vieilles fortifications du Nord et de l'Est qui tombent en ruines, et que les Américains, avec raison, n’ont pas jugé devoir remplacer. Mais ce sont les deux forts du sud-est de l’île qu’on prétend modernes que je veux critiquer. Ils n'ont de moderne que le nom. Ce sont deux pans de muraille bétonnée de six mètres de largeur sur dix de hauteur dominant la mer. Par contre, à ce qu'on m'affirme, leur armement est excellent, et ils possèdent des batteries des derniers systèmes. N'empêche que je ne les crois pas en état d'offrir une résistance énergique.

En somme, Key-West n'est pas un point favorable pour les informations et il y a déjà longtemps que je l'aurais quitté pour retourner à Tampa si je n'avais été retenu par le secret espoir de pouvoir faire d'un moment à l'autre une excursion à Cuba. J’ai tout lieu de croire que l’occasion ne se fera pas longtemps attendre.

En attendant, je profite de mon séjour à Key-West pour observer de près les Cubains résidant ici. C'est pour ainsi dire une étude avant la lettre. Les Cubains, qui forment la majeure partie de la population de Key-West, sont, en général, de petite taille et maigres; la physionomie est très intelligente, les yeux fort vifs, mais ils sont sans énergie. Beaucoup d’imagination, d’exaltation dans les idées, mais pas d’activité et d’action en eux. Les Cubaines de Key-West sont de petites poupées très brunes, aux yeux énormes, pâles de teint, sans formes et d'une nonchalance extrême. En Floride et à Key-West surtout, on reconnaît vite les maisons cubaines à cette particularité que les femmes sont toujours assises nonchalamment sur le seuil de leur porte, uniquement occupées à fumer des cigarettes.

L'énergie indomptable dont les insurgés ont fait preuve à Cuba étonne beaucoup quand on voit la vie menée par leurs compatriotes d'ici. Ils passent toute la journée étendus au soleil comme des lézards et le soir ils fréquentent les clubs révolutionnaires auxquels ils sont affiliés. Car tout Cubain qui se respecte doit faire partie d'un club. C'est ce qui explique que, pour une ville de 18,000 habitants, on n'en compte pas moins de 32. Il va sans dire que l’exaltation est maintenant très grande dans toutes ces parlotes et que les nouvelles de la guerre y sont accueillies et commentées avec enthousiasme. Tous ces clubs sont d'accord pour le moment, mais je crains fort qu'ils ne le soient pas autant lorsqu'il s'agira d'organiser la fameuse République Cubaine, si cette dernière voit jamais le jour.